Chauffeur Inc. : le cancer silencieux du camionnage canadien

Le stratagème du « Chauffeur Inc » vient miner notre industrie.
Depuis plus de vingt ans, j’observe l’industrie du camionnage alterner entre cycles de prospérité et turbulences : flambée du diesel, pénurie de main-d’œuvre, crises économiques, virages technologiques. Mais rarement aura-t-on vu un phénomène miner autant la santé du secteur que celui du stratagème dit du Chauffeur Inc. — une pratique illégale qui, sous couvert d’indépendance, ronge la concurrence, vide les coffres publics et met en péril la sécurité routière.
Le principe du Chauffeur Inc., dénoncé depuis plusieurs années par l’Association du camionnage du Québec et l’Alliance canadienne du camionnage, est simple : des transporteurs incitent leurs chauffeurs à s’incorporer pour se faire passer pour des travailleurs autonomes, tout en continuant à les traiter comme des employés. Le conducteur n’est pas propriétaire de son camion ; il roule pour un seul employeur, sous sa supervision, selon ses horaires et avec ses clients. Bref, un employé déguisé en entrepreneur.
Ce stratagème permet à certaines entreprises d’éviter les charges sociales et fiscales, réduisant leurs coûts d’exploitation de 20 % à 30 %. Pour elles, l’équation est payante. Pour le reste de l’industrie — et pour les contribuables —, elle est toxique.
Des « dangereux tricheurs » dans le rétroviseur
« Les règles sont bafouées par un groupe d’entreprises qui affaiblissent notre industrie de l’intérieur », a dénoncé Marc Cadieux, président-directeur général de l’Association du camionnage du Québec (ACQ), lors d’une conférence de presse tenue à Ottawa le 6 octobre dernier, aux côtés du député bloquiste Xavier Barsalou-Duval.
L’ACQ parle désormais de “dangereux tricheurs”, qui réduisent leurs coûts d’exploitation de 20 % à 30 %, recrutent des conducteurs par toutes formes de subterfuges, profitent de leur méconnaissance des règles pour les incorporer et, parfois, leur fournissent des documents falsifiés ou obsolètes, ou encore les forment dans des écoles de complaisance.
Ces pratiques frauduleuses créent une véritable distorsion concurrentielle, alors que les entreprises honnêtes perdent des contrats et que les gouvernements voient s’évaporer des milliards de dollars en cotisations fiscales et sociales.
De la concurrence déloyale à la crise de sécurité
Ce qui inquiétait hier les fiscalistes et nuisait à la rentabilité des transporteurs jouant selon les règles préoccupe désormais les experts en sécurité routière. Ces conducteurs incorporés, souvent mal formés et surexploités, se retrouvent de plus en plus impliqués dans des accidents graves. « Surexploités par leurs employeurs et pas suffisamment formés aux exigences de conduite d’un véhicule lourd, ces conducteurs sont impliqués dans de nombreux accidents d’une gravité extrême », résume Marc Cadieux.
L’organisation réclame une action concertée entre Emploi et Développement social Canada (EDSC), l’Agence du revenu du Canada (ARC), Transports Canada et Sécurité publique afin de partager les données, multiplier les audits conjoints et sanctionner sévèrement les contrevenants.
Un effondrement de l’État de droit
Le ton est tout aussi alarmiste du côté de l’Alliance canadienne du camionnage (ACC). Dans sa pré-soumission budgétaire 2025, elle évoque un « effondrement de l’État de droit » dans certaines branches du transport canadien. Selon ses données, jusqu’à 65 % des entreprises de certains segments enfreindraient les lois fédérales sur le travail : vols de salaires, abus envers la main-d’œuvre étrangère, refus de congés payés et non-respect des règles de sécurité.
« Quand des entreprises peuvent voler les salaires, ignorer les lois de sécurité et se rebaptiser pour éviter les pénalités, le message est clair : le crime paie », résume Stephen Laskowski, président de l’ACC.
L’association canadienne s’inquiète aussi de ce qu’elle appelle des “licence mills” — ces écoles privées qui offrent des formations de chauffeur poids lourd à rabais, parfois sans respecter les exigences du programme MELT (Mandatory Entry-Level Training). L’enjeu dépasse la fraude : il en va de la sécurité publique.
Un chantier politique incontournable
Face à cette dérive, le Conseil canadien des administrateurs en transport motorisé (CCATM) a amorcé un vaste chantier pour moderniser les Normes 7, 14 et 15 du Code national de sécurité. Parallèlement, le Comité permanent des transports de la Chambre des communes lancera cet automne une série d’audiences sur le phénomène Chauffeur Inc. L’enjeu dépasse la simple fraude : il s’agit de rétablir la confiance du public dans un pilier de l’économie canadienne.
Alors que les gestionnaires de flottes investissent massivement dans la télématique, l’intelligence artificielle et la décarbonation, une part de l’industrie s’enfonce dans la zone grise de l’économie souterraine. Les entreprises légitimes doivent jongler avec la rareté de la main-d’œuvre, le coût des équipements et les nouvelles exigences environnementales — pendant que des concurrents s’enrichissent en contournant la loi.
Mettre fin au stratagème Chauffeur Inc. ne relève pas seulement de la conformité fiscale ; c’est une question de dignité professionnelle, de sécurité publique et de justice économique. Et dans un secteur qui a toujours su traverser les tempêtes, garder le cap sur l’intégrité demeure le seul vrai gage de durabilité.
Les dix demandes
Soutenant la position de l’ACQ, le Bloc Québécois a déposé à Ottawa une série de dix demandes concrètes pour endiguer le stratagème Chauffeur Inc. :
1. Ouvrir une enquête officielle sur le phénomène ;
2. Interdire aux travailleurs étrangers temporaires de travailler comme chauffeurs incorporés ;
3. Mandater EDSC et l’ARC pour auditer les entreprises de camionnage sans employés ni camions dans les 18 mois suivant leur création ;
4. Tenir les donneurs d’ouvrage responsables des impayés d’impôts et de cotisations sociales ;
5. Créer une banque de données nationale regroupant les infractions du secteur, accessible aux contrôleurs routiers et aux forces de l’ordre ;
6. Mettre en place un registre public des entreprises fautives ;
7. Instaurer un programme de certification des employeurs pour autoriser l’embauche de travailleurs étrangers temporaires ;
8. Modifier le règlement sur les heures de service des conducteurs ;
9. Rendre obligatoire l’émission d’un T4A pour les entreprises sans employés actives dans le camionnage ;
10. Créer un registre pancanadien des assurances en vigueur pour les camionneurs.
Le signal d’alarme venu du Sud
En août dernier, un drame survenu en Floride a secoué l’Amérique du Nord : un camionneur sans statut légal, embauché par une entreprise douteuse, a causé un accident mortel en effectuant une manœuvre interdite. Pour l’ACC, cet événement doit servir d’avertissement : le Canada n’est pas à l’abri d’un scénario similaire.
Depuis 2020, 83 entreprises de camionnage canadiennes ont été sanctionnées pour violations au Programme des travailleurs étrangers temporaires, totalisant 2,48 millions de dollars d’amendes — dont plus de la moitié demeurent impayées.